Raisonance

Ne me touchez pas !
Comment rester psychologue face à une « haptophobie collective » ?

La crise sanitaire mondiale liée au coronavirus a peut-être engendré un bouleversement dans la pratique des psychologues cliniciens. A l’hôpital, dans nos consultations et face aux patients relevant de l’autorité judiciaire, les mesures barrières dictées par l’hygiénisme excessif nous renvoient à la lecture freudienne de L’homme aux rats. Entre soignant-soigné et entre collègues, porter un masque, refuser la poignée de mains pour se saluer, se laver les mains, rester à distance l’un de l’autre, limiter les places en thérapie de groupe, tous ces mécanismes d’évitement obsessionnels, que disent-ils sur le sens du toucher soma / psyché ?

Sur le plan transféro-contre-transférentiel et inter-transférentiel, la clinique de la relation deviendrait essentiellement une clinique du lien. Rappelons que dans la relation, l’objet est intériorisé et fait émerger progressivement le sens de l’altérité, dans la relation Moi / Non-Moi. Tandis que dans le lien, l’objet est extériorisé et partagé avec ou sans objet transitionnel. La relation est archaïque, vitale, primaire dans le pictogramme bouche-sein. Cela forme une enveloppe psychique, un Moi-Peau, dirait D. ANZIEU(1) , à partir d’un contact physique de peau à peau, sensoriel et psychique. D’abord fusionnelle, la relation se dé-fusionne par la verticalité en intégrant le tiers, à partir du Complexe d’Œdipe. Symboligène, la relation est donc fondamentale. Le lien est secondaire, socialisé, dans la construction de la filiation et de l’affiliation. Il est à la fois inter et transgénérationnel. Schématiquement, selon P. BENGHOZI(2) , « la relation est au contenu ce que le lien est au contenant psychique. Il y aurait par conséquent, deux formes de cliniques : celle du contenu, celle du contenant ». L’Unité médico-psycho-légale dans laquelle nous sommes, accueille des patients dont la souffrance psychique implique la clinique du contenant.

Du grec ancien ἄπτω/hapto, « toucher » et de φόβος / phobos, « peur », l'haptophobie était jusqu’à maintenant une phobie rare qui impliquait la crainte de toucher ou d'être touché. La symptomatologie n’est pas exhaustive : crises d’angoisse, sensations d’étouffement, dissociation, vertiges, peur de mourir, nausées, sens du danger imminent, hyper-transpiration et hyperventilation… La peur panique d’être envahi, infecté dans la germophobie et l’anxiété à l’idée d’être contaminé ou de se sentir sale peuvent suggérer les phobies du contact physique, intime, sexuel d’ordre obsessionnel.

En victimologie, beaucoup de cliniciens ont fait le constat que de nombreuses victimes masculines de violences sexuelles développaient une intense peur d’être touchés mais chez des sujets qui ont vécu également des situations composées d’humiliations corporelles ou des jeux d’adolescents ressentis comme dégradants. Nous pourrions nous demander si les nouvelles normes sanitaires comme la « distanciation sociale » seraient en réalité une distanciation physique. Nous mesurons ainsi la portée traumatique liée aux images mortifères de la pandémie et à l’annonce quotidienne anxiogène, à 20H, en France, du nombre de morts du coronavirus comparables aux effractions psychiques dues aux violences faites sur l’intimité. L’impact est tel que beaucoup d’individus, après 2 mois de confinement, ont refusé de sortir de chez eux. A l’instar du phénomène psycho-social Hikikomori qui affecte le Japon depuis les années 1990, qui signifie « se retrancher » en japonais, cela décrit, chez les adolescents et les jeunes adultes, la réclusion sociale, le décrochage scolaire ou professionnel au profit des connexions numériques. Pourtant, « cette phobie sociale concerne moins l’angoisse du monde extérieur que l’implication relationnelle et affective qu’elle requiert », nous dit R. GORI(3) . L’engagement social, amoureux, amical, sexuel est au cœur de la problématique.

Certains de nos patients et peut-être certains de nos collègues rejettent les consultations « incarnées » pour préférer la téléconsultation (par webcam ou téléphonique). Cette mise à distance du corps ou désincarnation est-ce encore un lien thérapeutique ? Supprimer les mimiques du visage par le port du masque et se contenter du regard et de l’intonation de la voix filtrée par un bout de tissu nous éloigne d’un imaginaire archaïque où le langage corporel était une source subtile d’éléments du transfert et du contre-transfert. Le coronavirus pourrait bien altérer la relation d’objet en perturbant l’échange entre humains puis le lien entre patient et thérapeute. Toucher et être touché suppose l’affect et l’intellect. Cela va bien au-delà du contact sensoriel (tactile, olfactif, visuel, auditif). Le sens du goût est réservé à la sphère intime. Tant qu’il y a de la vie, il y a du lien et de la relation. Or, toute rencontre est risquée. Emotionnellement et psychiquement. Sans lien ni relation, que reste-t-il ? Un être éthéré ou numérisé. Sans avoir vu le patient en première consultation, à la seconde, après la période de confinement national, il souhaitait maintenir le lien téléphonique en prétextant une fracture… Osseuse, sociale ou psychique ?

Nous lui avons proposé un autre rendez-vous pour déjouer l’attachement narcissique des patients placés sous mains de Justice qui préserve de l’altérité. Autre considération, le rituel fait groupe. En psychothérapie, toucher et être touché affectivement et intellectuellement, passeraient par la rencontre clinique incarnée au sein d’un groupe social, même en tête à tête, dans un cadre spécifique ritualisé. Refuser ce ‘rituel clinique’, cela revient à s’exclure du groupe hospitalier autant pour le patient que pour le professionnel de santé. Soigner ou être soigné à distance représenterait une privation du lien et de la relation. Ce n’est pas sûr que ce qui prive libère. Par exemple, en consultation, avoir une grande partie du visage cachée derrière un masque ou avoir sa consultation par téléphone ou visiophone en restant chez soi, cela peut exciter/inhiber voire pervertir le lien et la relation thérapeutique dans un fonctionnement inconscient entre voyeurisme et exhibitionnisme. S’entendre pour ne pas se voir, c’est la plainte, la souffrance, la demande et tout le travail d’accompagnement qui sont ainsi détournés par la pulsion scopique entre soignant-soigné.

Chez les adultes, les adolescents et les enfants, sans avoir d’injonction de soin posée par la Loi, l’haptophobie peut donc susciter transgression ou inhibition. D’ailleurs, quelle est la valeur symbolique du masque ? Outre cette effraction du réel constituée par la pandémie du coronavirus, sur le plan de l’imaginaire, l’Autre-barrière est-il perçu comme dangereux ou dois-je protéger l’Autre en portant un masque ? Adopter le salut sans se toucher avec le Namasté, issu de la culture indienne, est une notion contigüe au Kamasoutra. Autrement dit, les normes barrières hygiénistes n’éviteront pas l’expression du désir ni celle de la pulsion sexuelle. Il y aurait probablement, au contraire, une plus forte érotisation de la rencontre masquée en dissimulant son corps, son visage, ses cheveux. Bref, les nouvelles normes sanitaires remettraient à l’ordre du jour la montée du désir dans une société de jouissance frénétique de biens matériels. Beaucoup de religions ont appliqué ces règles depuis très longtemps en distinguant les hommes des femmes. Au niveau de l’Inconscient, l’haptophobie pourrait s’apparenter à la description de S. FREUD(4) dans L’homme aux rats, à propos d’un cas de névrose obsessionnelle. Limités par les contraintes de l’exposé, nous ne pouvons pas développer toutes les subtilités du texte comparées à l’haptophobie collective liée au coronavirus. Pensée compulsionnelle toute-puissante, analité, morbidité, transaction oedipienne père-fils (ou parents-enfant), théories infantiles de la sexualité, incertitude et refoulement tous les thèmes de ce texte sont redondants dans le comportement des patients atteints d’haptophobie. Comment peuvent réagir les patients auteurs de violences sexuelles en thérapie de groupe si le psychologue a pour contrainte administrative et injonction sanitaire de mesurer la température de chaque patient du groupe avant d’entrer dans la salle, au moyen d’un thermomètre frontal ? Seuls ceux qui pourront assister à la séance seront les patients en-dessous de 38° C ! Les mesures d’hygiène contraignantes pourraient produire un soulèvement transférentiel groupal. Face à la problématique de la perversion, se soumettre pour être dedans ou dehors, pour respecter la loi ou la transgresser, bouleverse complètement le cadre thérapeutique mais aussi les enjeux et les objectifs de soin. Qui désire ? Qui demande ? Quels ministères ? La Santé, la Justice ou l’Intérieur ? Et que faire du libre-arbitre du sujet ? Si la perversion institutionnelle voire étatique se confondait avec celle des patients, alors il n’y aurait plus de soin, ni de loi. Seulement des règles, des normes et de la jouissance entre Maître et esclaves, au sens lacanien. Sur le modèle de la diffraction transférentielle groupale, dans la clinique de l’agir, où le contenant crée du contenu, nous devons « diluer » l’haptophobie collective. N’est-il pas question d’une dernière forme, plus spirituelle, dans l’expression Noli me tangere dans l’Evangile selon Saint Jean (XX, 17). Traduction latine par Saint Jérôme de l’adresse Μή μου ἅπτου (Mê mou aptou), adresse faite par Jésus ressuscité à Marie-Madeleine, cela signifie « Ne me touche pas » ou « Ne me retiens pas », le jour de Pâques. Il est question du lien entre l’humanité et la divinité du Christ, qui cesse d’être physique mais passe par le lien du cœur et la communion eucharistique. L’écart signifie que la seule voie possible pour l’humanité est la Foi, sans passer par le contact physique (la culture de la preuve n’est pas la culture de la vérité) mais par l’intériorité de chacun. Dans ce travail nécessaire de sublimation et de transcendance, à l’opposé de l’isolation de l’affect obsessionnelle des sujets haptophobiques, telle serait notre conclusion en mettant en évidence une intériorité révélée à l’image du Baiser(5) d’Auguste RODIN, paradoxalement si charnelle dans une harmonisation sensuelle, physique, gustative et psychique de ce couple célèbre mais d’une puissante intensité affective.

christophe.sy-quang-ky@ch-mdm.fr / Unité Médico-psycho-légale - CHI MONT DE MARSAN – 25/05/2020
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1 ANZIEU, D. (1987). Les enveloppes psychiques. Dunod
2 BENGHOZI P. (1999). L’adolescence, identité chrysalide. L’Harmattan / Séminaire de RAISONANCE, Mont-de-Marsan (25/03/2016) : « Couples, familles et lien social: « Maillage », « Démaillage » et « Remaillage » des liens »
3 GORI R. (2018) La nudité du pouvoir. Les Liens qui Libèrent
4 FREUD S. (1954). Cinq psychanalyses. Presses Universitaires de France
5 Page d’accueil : Le Baiser de Rodin, vers 1881-1882. Plâtre patiné, Musée de Rodin, Paris